The Bridge 2.13 – Entretien avec Alexandre Pierrepont

À l’occasion du concert de The Bridge 2.13, vendredi 10 octobre à l’AJMi, nous avons pu nous entretenir avec Alexandre Pierrepont de Across The Bridge. 

 

Bonjour Alexandre, merci d’avoir pu prendre du temps pour cet échange. Pour démarrer, est-ce que tu peux (re)présenter ce qu’est The Bridge et son rôle à notre public ?

 

Alexandre : Bonjour Mathilda pour te répondre, The Bridge, c’est un réseau, c’est le terme le plus classique mais qui convient le mieux à ce que nous faisons car nous mettons en réseau des improvisateurs et improvisatrices français et Nord-américain, surtout de la région de Chicago, mais au delà des différents ensembles qui se créent les uns après les autres, nous mettons en réseau deux scènes que sont la scène française et la scène du Midwest. J’aime bien cette notion de “scène” parce qu’il ne s’agit pas d’une scène nationale, c’est très important pour nous de le souligner car nous ne sommes pas nationalistes, on ne considère pas qu’il est un jazz français et un jazz américain à proprement parler. Par exemple, en France on travaille notamment avec Ramon Lopez qui d’origine espagnole, Mike Ladd qui est d’origine nord-américaine ou encore Jozef Dumoulin qui est d’origine Belge. Donc quand on parle de scène, ça veut dire en réalité les hommes et les femmes qui partagent le même territoire, les mêmes lieux d’habitation et de travail et qui indépendamment de leurs tournées, se fréquentent beaucoup et finissent dans des systèmes d’inter-relations. Ils se connaissent donc très bien. C’est vrai pour là où nous vivons nous, mais c’est aussi vrai pour les musiciens du Midwest, qui se connaissent très bien entre eux, qui connaissant peut-être des musiciens de Seattle ou Dallas mais beaucoup moins bien. Finalement la scène française et celle du Midwest sont deux scènes de tailles équivalentes. Parce qu’on ne peut pas mettre à la même échelle un pays qui a la taille d’un continent comme les Etats-Unis et la France. 

 

Comment se créent la rencontre entre les musiciens et les ensembles The Bridge ? Quel rôle joue le dispositif The Bridge ?

 

Alexandre : C’est amusant car c’est une question qui revient beaucoup. Ça m’interroge sur le fait qu’on ait peut être pas bien communiqué les “règles du jeu”, peut-être parce que c’est une évidence pour nous. Mais pour te répondre, on a jamais sélectionné les musiciens et musiciennes. Ce sont les musiciens et musiciennes qui se choisissent. Ce qu’on fait c’est qu’on agit, en fonction d’un certain nombre de critères, comme des sélectionneurs. C’est à dire qu’on sélectionne des improvisateurs et improvisatrices, qui vont pouvoir profiter et faire profiter au maximum des aventures des tournées The Bridge. Donc, on les sélectionne et cela forme en début de chaque cycle, un répertoire d’une soixantaine de musiciens français et nord-américains et après ils se débrouillent pour constituer des groupes à partir de leurs envies et de leurs intuitions. On intervient tout au plus, s’ ils et elles nous le demandent, pour les conseiller par rapport à tel ou tel profil. Mais cela doit rester leur initiative et leur choix final. 

 

C’est intéressant, car je pensais vraiment que vous interveniez plus dans la construction des ensembles.

Alexandre : Alors si, on intervient tout de même à la formation de ce que j’appelle un bassin de population et il correspond à certains critères. Par exemple, les groupes The Bridge sont toujours des groupes coopératifs sans leader ou leadeuse, ce sont des groupes sans hommages car il y a en a déjà beaucoup trop qui le font, donc ça ne sera que de la musique originale créée collectivement par la voie de l’improvisation ou de l’écriture. Et puis il y a l’aspect de la polyvalence qui est très importante pour nous, à savoir : des musiciens et des musiciennes qui pratiquent l’improvisation libre, mais qui ont quand même un rapport à la mélodie et au rythme ou bien des musiciens et musiciennes qui savent swingger, qui n’ont pas peur du bruit blanc ou de la cacophonie. Ces critères là sont très importants pour nous, avec peut-être aussi le fait d’être curieux de la culture de l’autre, qui n’est pas que musicale, et ça ce n’est pas donné à tout le monde. Et pour bien profiter des voyages, c’est important. 

 

En ce qui concerne l’ensemble The Bridge 2.13, que nous accueillerons vendredi, est-ce que tu connais les raisons qui les ont motivé les uns et les autres à former cet ensemble ? Est-ce qu’ils se connaissaient déjà au préalable et quel a été le point de départ de cette formation ?

 

Alexandre : Oui, il y a toujours plus ou moins une connexion entre un ou plusieurs musiciens des ensembles. Jeff Alberts, qui est le tromboniste et Nicolas Pointard qui est le batteur, avaient déjà joué ensemble et ça leur avait donné envie de développer quelque chose à un moment ou à un autre. Nicolas Pointard a aussi fait quelques projets avec le pianiste du groupe, Paul Wacrenier, mais il n’avait pas de groupe avec lui donc c’était un peu l’occasion ou jamais. Côté américain, les deux autres musiciens Lenard Simpson et Christian Dillingham jouent très souvent ensemble, ils sont même voisins puisqu’ils vivent dans la même rue, ce qui est assez rare dans une ville aussi grande que Chicago. Dans le nouveau quartet de Christian Dillingham, Lenard Simpson y est saxophoniste donc ces deux là se connaissent bien. Christian avait également rapidement joué avec Jeff Alberts. Finalement, ça se passe souvent comme ça, ils et elles se connaissent deux par deux et ces duos permettent assez naturellement la formation du groupe. 

 

Donc il y a finalement une rencontre assez naturelle qui se fait et qui donne lieu à ces formations. 

 

Alexandre : Tout à fait. 

 

La tournée de The Bridge 2.13 a démarré hier. On a d’ailleurs pu voir des premières images sur les réseaux sociaux. Peux-tu me dire si les musiciens s’étaient déjà réunis avant pour répéter et démarrer un travail de composition ou bien ont-ils fait le choix de l’improvisation totale ?

 

Alexandre : On les laisse libres de décider s’ils veulent se rencontrer ou non avant le début des tournées et dans neuf cas sur dix, on a pu constater et c’est le cas ici avec le groupe qui a démarré sa tournée à La Dynamo de Pantin, qu’ils préfèrent s’en remettre à l’improvisation collective. Il y a une raison à cela, même deux raisons. La première, c’est qu’ils en ont la capacité et ça tout le monde ne l’a pas. Tout le monde ne pratique pas l’art de l’improvisation, personne n’est obligé de le faire d’ailleurs. Eux le font par goût, par culture. D’autre part, ce n’est pas parce qu’on est improvisateur qu’on ne sait pas écrire ou composer. Et c’est ce qu’ils font aussi à longueur de temps. L’air de rien, même si aujourd’hui la musique improvisée a sa place dans l’univers des musiques du monde, depuis les révolutions esthétiques des années 60-70 et au-delà, c’est encore un peu la portion congrue. Quand on regarde d’un peu plus près, à part quelques véritables spécialistes, ces musiciens et musiciennes qui pratiquent l’improvisation ont rarement l’occasion d’être invités dans des projets où c’est essentiellement de l’improvisation qui va être faite. Lorsqu’on laisse le choix aux musiciens au travers de ces projets-là, ils nous disent qu’ils savent improviser et qu’ils ne voient pas pourquoi l’écrire viendrait se mettre entre eux avant la rencontre. Ils le voient presque comme un intermédiaire un peu inutile et ils ont plutôt envie de se faire confiance via l’improvisation. Après ils ont des échanges au préalable entre eux, ils discutent, ils échangent de la musique, des idées, mais finalement ils sont très contents de se rencontrer pour improviser. On en a d’ailleurs eu la démonstration magistrale hier et c’est amusant, tu faisais référence aux publications sur les réseaux sociaux. Et bien, certains nous ont écrit en nous exprimant leur surprise de découvrir que c’était de l’improvisation totale, car cela sonnait comme un concert écrit. Et en même temps, je ne sais pas si le rendu aurait été aussi réussi, si la musique avait été écrite. Mais cela n’arrive pas toujours bien-sûr. On peut aussi se louper sur une improvisation.

 

Tu étais sur place hier, est-ce que tu peux m’en dire quelque chose ? À quoi doit s’attendre notre public ce vendredi soir ? 

 

Alexandre : Écoute, j’ai tellement d’exemples ou plutôt de contre-exemples de quand on commence à dire une chose et puis finalement on découvre totalement autre chose. C’est normal de vouloir appréhender les choses à venir, mais je ne suis pas persuadé du tout que ce qu’on a entendu hier, soit ce qu’on entendra vendredi. Jeff Alberts a commencé par un solo de trombone pendant quelques instants avant de s’arrêter, puis Lenard Simpson a commencé seul au saxophone pendant quelques instants également. Sur le coup, je me suis demandé s’ils s’étaient décidé ensemble de faire cinq solos pour se présenter entre eux et au public. Mais finalement non. Et au milieu de ce qui n’était pas vraiment un solo mais un soliloque de Lenard, Christian le contrebassiste est rentré et les autres sont petit à petit rentrés. Pendant une heure de concert on a eu, entre les solos et les toutis, un rapport constant au silence. On sait que ça peut être vraiment un truc dans l’improvisation, par exemple dans une série de crescendos très intenses, très intriqués, de faire tout à coup retomber le soufflet et se rapprocher du presque rien. Dans ce set, le silence revenait en douce ou par en dessous à plusieurs reprises et il y avait un sentiment de sérénité chez ces musiciens, qui jouaient ensemble pour la première fois. On est passé de séquences les plus bruitistes à un blues très tonal ou très lyrique, qui je sais a même tiré quelques larmes à des spectateurs. Mais dire avec certitude ce qui va se produire vendredi, ça je ne peux pas le dire. D’ailleurs lors d’un atelier donné dans l’après-midi avec des lycéens, l’un des musiciens a dit en parlant d’improvisation, qu’il faut s’attendre à tout et en même temps s’attendre à rien. C’est cette attitude que les improvisateurs ont entre eux et c’est quelque part la meilleure attitude que les spectateurs peuvent avoir. 

 

Dans la description du projet, qui reste assez sommaire, il était dit qu’il est aussi question de rapports humains et des liens invisibles qui unissent les improvisateurs. 

 

Alexandre : Cela faisait deux trois jours qu’ils traînaient ensemble avant le concert et à un moment donné ils ont fait une petite performance en mode jam session, avec l’orchestre de Stéphane Payen dans un bar du 18e arrondissement. Durant une discussion, deux d’entre eux se disaient justement que la relation humaine et la relation à l’autre, c’est savoir écouter parce qu’on sait aussi interrompre. Admettons par exemple qu’un ou une improvisatrice ultra respectueuse, attende toujours que l’autre ait terminé de parler avant de s’exprimer, qu’il l’écoute religieusement, je suis pas persuadé qu’à la fin ça soit pas un peu ennuyant. Donc il faut savoir interrompre l’autre à bon escient, au bon moment, savoir prendre des risques et savoir aussi se taire, savoir rester en retrait et écouter. J’aurais pu prendre la critique dans le sens inverse. Une personne qui est intempestive et qui interrompt à tout bout de champ, ça va finir par être lassant. Au final, ce sont les deux qui sont important savoir écouter et savoir interrompre. C’est pas si difficile à comprendre, puisque quand on discute entre amis et que la conversation est passionnée sur n’importe quel sujet, ce qui la rend belle c’est quand les personnes assument ce qu’elles disent, se fâchent un peu ou font mine de se fâcher mais aussi qu’elles sachent quand s’arrêter, qu’elles tentent d’aller vers un consensus et puis finalement se mettent à rire ensemble. C’est la même chose pour la musique improvisée collectivement.

 

Est-ce que tu aimerais rajouter un mot pour conclure cet entretien ?

Alexandre : J’aimerais rajouter pour répondre à ta dernière question, que nous avons un autre ensemble The Bridge, pour lequel un enregistrement va sortir, qui au bout d’un certain nombre de répétitions avait été très free funk. Au dernier soir de la tournée, leur concert était ouvert par un autre groupe de free funk et alors qu’il n’avait fait que du free funk jusque là, ils ont joué un concert ambient. Pas un son au-dessus de l’autre, tous ensembles, tout le temps très calmement. Du coup les spectateurs, qui avaient vu ce qui avait été joué jusque là et qui venaient pour ça, ont été extrêmement surpris. Donc ça peut donner ça aussi l’improvisation. Vendredi ça sera le quatrième concert, on verra à ce moment-là où ils en sont…

 

 

Pour découvrir The Bridge 2.13, rendez-vous vendredi 10 octobre à l’AJMi à 20h30. Billetterie en cliquant ici.